■ Michel Dray.
Montaigne aimait à dire qu’il n’enseignait pas, mais racontait. Avec sa « chronique terrienne », Michel Dray, en sa qualité d’historien, raconte « son » époque, avec humour et parfois avec dérision.
Aujourd’hui : « Gabin dans sa bulle ».
Angoulême est à l’image de la Charente dont les eaux sont d’une tranquillité presque vagabonde. Les rues, les maisons, jusqu’au ciel, tout ronronne doucement. Je quitte une rue pour entrer dans une autre : passé, présent, futur n’ont plus vraiment de sens. Tous les Angoumoisins vous le diront : ici, tout est a-temporel. Ici, le Temps serpente langoureusement à l’instar de la Charente dont il imite la nonchalance. Mu par une folle envie de m’enfoncer dans les siècles, je me dirige vers le très austère collège Guez de Balzac — rien à voir avec l’illustre Honoré né cent-cinquante plus tard. Pourtant difficile de ne pas penser à Lucien Chardon se voulant de Rubempré, le tragique héros balzacien des Illusions Perdues, ou bien à la très superficielle Madame de Barjeton, cette gravure de mode à la cervelle d’oiseau, qui, s’imaginant amoureuse de Lucien, l’entraîne à Paris avant d’abandonner son petit jouet blond. Angoulême, elle, reste la même. Elle a vu naître Lucien, elle l’a laissé partir pour Paris. Il y a des villes comme ça qui ne sont pas rancunières… Et par une bizarre association d’idées, me voilà penser à Gabin.
Depuis le jour où nous fîmes connaissance (1) nous avons appris à nous connaître. Mieux, à nous entendre. Les vacances ont ceci de bien qu’elles permettent l’instauration salutaire d’une distance entre le vieux maître que je suis et la jeune pousse qu’il est. Et assurément Gabin doit se la couler douce quelque part, sous le soleil avec sa petite amie du moment — à son âge, on a le cœur voyageur. Pourtant, s’il avait été à mes côtés au pied de cet antique collège où des dizaines de générations d’élèves se sont succédées avec toujours les mêmes bruits de couloirs, les mêmes jalousies de classe et les mêmes ambitions de jeunesse, je lui aurais sans doute raconté l’histoire du pauvre Lucien Chardon-de Rubempré.
Aussi, avant de mettre le cap chez les S. j’avise un petit troquet plein de promesses désaltérantes.
« Si on m’avait dit ça ! C’est bien vous, professeur ? » La voix m’est familière. Aurais-je la gorge si sèche, l’œil si brûlé par le soleil pour sombrer dans cette sorte de mirage urbain prenant la forme d’un individu buvant un insolent demi-pression ? Comme dans un film où la caméra zoome lentement sur un personnage jusqu’à le montrer en gros plan, je vois Gabin venir à ma rencontre.
— Mes grands-parents sont d’Angoulême, alors, on vient passer quelques jours.
Gabin semble plus à l’aise ici qu’à Paris. Le retour aux sources peut-être ?
Il veut me présenter à ses parents. Je refuse. Il insiste. Je cède. Que dire sur eux sinon que ce sont certainement de bonnes âmes qui font comme ils peuvent leur dur métier de parent ?
— Connaissez-vous le musée de la Bande Dessinée ? me demande Gabin.
Et sans attendre de réponse, il se lance dans une panégyrique de la « bédé » comme il dit. Il en parle avec une passion semblable à celle qui m’animait à son âge pour la littérature classique.
C’est ainsi que je me suis retrouvé moins d’une demi-heure plus tard, visitant pour la première fois ce musée qui, je vous l’assure, restera dans les annales de ma mémoire. Pour dire vraiment les choses, Gabin s’en est tenu à l’exposition « plus loin la Science-fiction » (2) qui évoque le fantastique chez les auteurs de bande dessinée. Gabin est un guide intarissable. Allant d’une planche à une autre, insistant sur le rendu très poussé des dessins, relevant presque toujours ce qui, pour l’expert qu’il est — et il l’est assurément — Gabin m’offre le cadeau le plus merveilleux pour un professeur : apprendre de ses élèves.
L’exposition me laisse pantois. Les thèmes abordés me stupéfient. Plus je m’immerge dans l’exposition et plus je comprends Gabin. Le monde qu’on nous propose ici est dystopique, les catastrophes écologiques sont comme autant d’épées de Damoclès sur la tête d’une génération qui ressemble à Gabin. Derrière chaque planche, derrière chaque bulle c’est toute l’angoisse du monde que je découvre. La science-fiction d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celle d’un Jules Vernes qui écrivait ses textes avec moult références mathématiques. Le Capitaine Némo était un sage perdu au milieu de l’océan d’une humanité aveugle. Mais ce que je vois ce sont des hommes peu confiants dans l’avenir. La violence, le désespoir, mais aussi cette idée récurrente que tout un monde peut s’engloutir en quelques déflagrations atomiques, voilà ce que Gabin regarde avec des yeux que plus rien n’étonne ; pour dire même les choses plus durement, un futur qu’il croit possible.
J’ai l’air fin en pensant à Balzac, à son univers de personnages avares, ambitieux, torves ou au contraire flamboyants. Je comprends mieux le monde balzacien que le monde de Gabin avec ses fusées inter-galactiques. Au sortir du musée, je vois Gabin autrement. Ce n’est plus un adolescent-rieur-sous-tout-rapport mais un jeune homme perclus d’angoisse. Je n’ai plus envie de lui parler de Balzac, du collège Guez de Balzac, ni de Lucien de Rubempré ou de quelque personnage de la Comédie humaine. Je l’ai longuement observé. En 1968, nous rêvions d’un autre monde. Lui et ses contemporains s’angoissent du monde qui les attend.
Si j’ai voulu faire de cet épisode l’objet de ma troisième chronique terrienne, c’est peut-être parce que j’ai appris au détour de cette exposition mémorable que ce sont les jeunes qui peuvent nous apprendre le plus.
Notes
(1) cf. mes deux premières « chroniques terriennes » ;
(2) L’exposition est à voir jusqu’au 16 novembre 2025 au Musée de la Bande Dessinée à Angoulême.
(1) cf. mes deux premières « chroniques terriennes » ;
(2) L’exposition est à voir jusqu’au 16 novembre 2025 au Musée de la Bande Dessinée à Angoulême.
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